Au fond de la pièce, une immense bibliothèque surchargée de livres couvre tout le mur. Le reste de la salle frappe par son dénuement : ni tables, ni bureau, ni fauteuil, seulement quelques chaises en bois et, à droite, un énorme poêle en fonte.

  Un homme d’une cinquantaine d’années est assis sur une chaise et écrit sur une liasse de papiers qu’il tient sur ses genoux. Il porte un pull à col roulé.

  Entre un homme d’une trentaine d’années, vêtu d’un gros manteau qu’il n’enlève pas.

 

DANIEL. Vous travaillez déjà ?

 

LE PROFESSEUR (sans même le regarder). Depuis une heure.

 

Daniel prend une chaise et la porte près du poêle. Il s’y assied.

 

DANIEL. Vous étiez moins matinal, avant la guerre.

 

LE PROFESSEUR. Le froid m’empêchait de dormir. Je devenais fou dans mon lit ; j’ai fini par me lever. C’est bizarre, mais on gèle beaucoup moins quand on est assis.

 

DANIEL. C’est parce que vous travaillez : ça vous fait penser à autre chose qu’à la température.

 

LE PROFESSEUR. Je crois que la position aussi joue un grand rôle : quand on est couché, on présente moins de résistance au froid. C’est une impression, en tout cas.

 

DANIEL. Et à quoi travaillez-vous ?

 

LE PROFESSEUR. Vous allez rire, Daniel. : je rédige  – quoi donc ? un cours ? un exposé ? des pensées ? — sur le dernier chapitre du Bal de l’observatoire.

 

DANIEL. De Blatek ?

 

LE PROFESSEUR. Vous connaissez un Bal de l’observatoire écrit par quelqu’un d’autre ?

 

DANIEL. Comprenez-moi, Professeur : je vous connais depuis des années et je ne vous ai jamais entendu dire que du mal de Blatek.

 

LE PROFESSEUR. Vous me connaissez depuis des années, mais depuis combien de temps habitez-vous avec moi ?

 

DANIEL. Depuis que les Barbares ont démoli mon quartier. C’était il y a deux mois, déjà.

 

LE PROFESSEUR. Et en deux mois, Daniel, vous avez pu me regarder vivre. M’avez-vous vu lire Faterniss ?

 

DANIEL. Non.

 

LE PROFESSEUR. M’avez-vous vu lire Obernach ? Esperandio ? Kleinbettingen ?

 

DANIEL. Non.

 

LE PROFESSEUR. Quelle conclusion en tirez-vous, mon cher Daniel ?

 

DANIEL. C’est normal : depuis le temps que vous parlez d’eux, au cours, vous connaissez leur œuvre par cœur. Vous avez écrit une thèse sur Faterniss : vous n’allez quand même pas le relire.

 

LE PROFESSEUR. Vous avez tort d’être indulgent, ça ne vous rapportera aucun avancement. Avant la guerre, j’aurais pu faire de vous un chargé de cours. Aussi longtemps que la paix ne sera pas revenue  – et vous savez qu’elle ne reviendra pas de sitôt  –, vous serez mon assistant. L’effort de guerre de l’Université consiste à bloquer les promotions.

 

DANIEL. Je sais tout cela, Professeur. Mais je ne flagorne pas : je trouverais idiot de vous voir lire les auteurs dont vous nous chantiez les louanges au cours.

 

LE PROFESSEUR. Et de me voir lire ceux que je tournais en dérision devant mes étudiants, vous trouvez ça intelligent ?

 

DANIEL. Je me dis que vous devez avoir vos raisons.

 

LE PROFESSEUR. Mais non, Daniel ! Que cette guerre vous ait au moins appris l’intolérance ! Sinon, elle n’aura servi à rien.

 

DANIEL. Elle ne servira à rien, Professeur : à supposer qu’elle nous apprenne quelque chose, elle nous tuera de toute façon.

 

LE PROFESSEUR. Vous n’avez vraiment pas d’humour, vous.

 

DANIEL. Parce que vous trouvez qu’il y a de quoi rire ?

 

LE PROFESSEUR. Mais oui, il y a de quoi rire. Vous avez le privilège de découvrir ce que n’avouerait jamais aucun professeur de littérature : ce qu’il lit  – ce qu’il lit vraiment  – pendant son temps libre.

 

DANIEL.  Temps libre...  La guerre est-elle un temps libre ?

 

LE PROFESSEUR. Pour moi, elle est un temps libre obligatoire. Avant, je donnais quatorze heures de cours par semaine. Maintenant, je donne cours quand on ne bombarde pas l’Université. Nous sommes vendredi : cette semaine, j’ai évangélisé mes étudiants pendant quarante minutes. J’ai donc beaucoup plus de temps pour mes mauvaises lectures.

 

DANIEL. Moi, je suis à l’Université presque aussi souvent qu’avant.

 

LE PROFESSEUR. Vous êtes jeune et héroïque. Laissez-moi le privilège de l’âge et de la lâcheté.

 

DANIEL. Ce n’est pas tant par héroïsme. Je vous assure qu’il fait beaucoup moins froid à l’Université. (Il met ses mains sur le poêle.) Professeur, le poêle est de nouveau éteint.

 

LE PROFESSEUR. Je n’ai plus de combustible. Regardez, toutes les tables y sont passées, et même le secrétaire en marqueterie. Brûler les chaises serait une erreur : nous aurions encore plus froid si nous étions assis par terre. Savez-vous pourquoi il fait plus chaud à l’Université ? Parce qu’elle est bombardée sans cesse. À chaque bombardement, vous avez des planchers détruits à brûler. Si les Barbares torpillaient davantage mon quartier, je pourrais vous offrir un gîte plus tempéré.

 

DANIEL. Ça, c’est ce que j’appelle de l’humour à froid.

 

LE PROFESSEUR. Mais bravo, Daniel ! Vous voyez bien que la guerre peut rendre spirituel.

 

DANIEL. Si seulement j’avais l’impression d’être en guerre ! La guerre, c’est se battre, et nous ne nous battons pas. Nous sommes assiégés.

 

LE PROFESSEUR. Je ne suis pas d’accord. Vous vous battez. Pour nous autres, professeurs, continuer à donner cours, c’est nous battre. Et pour nos étudiants, continuer, en dépit des bombes, à s’intéresser à la place de l’adverbe dans les subordonnées chez les poètes romantiques, c’est se battre.

 

DANIEL. Je me demande si ça les intéresse. Je les soupçonne de venir au cours parce que l’Université est encore chauffée.

 

LE PROFESSEUR. Chauffée mais bombardée : ils y risquent leur vie. Ne diminuez pas leur mérite.

 

DANIEL. Très sincèrement, Professeur, je ne suis pas sûr qu’ils tiennent à la vie. Et je le dis parce que je l’ai expérimenté sur moi-même : le matin, quand je me lève à quatre heures pour aller à l’Université, je ne pense ni à ma thèse, ni au trajet à découvert dans les rues, ni aux bombes, ni au fait que c’est peut-être mon dernier matin. Je pense : « Vivement la tuyauterie bien chaude de la bibliothèque facultaire ! »

 

LE PROFESSEUR. La tuyauterie ?

 

DANIEL (air extatique). Vous n’avez pas remarqué ? Les tuyaux qui longent les murs sont brûlants. (Il se lève et met les bras en croix.) Alors, je colle mon dos et mes bras sur les réseaux de tuyauterie jusqu’à ce qu’ils donnent à mon manteau une odeur de roussi.

 

LE PROFESSEUR. Quel rêve ! Merci pour le tuyau.

 

DANIEL. Eh bien, quand je me lève le matin, c’est à ça que je pense : aux tuyaux brûlants. Je ne pense ni à la vie, ni à la mort, ni à la guerre, ni aux Barbares, ni à ma thèse  – vous vous en doutiez  –, ni même à la faim.

 

LE PROFESSEUR. Ni à Marina ?

 

DANIEL. Ni à Marina, Professeur. Je pense aux tuyaux, à leur chaleur qui transpercera mon manteau.

 

LE PROFESSEUR. Je commence à comprendre pourquoi vous passez le plus clair de votre temps à la bibliothèque facultaire.

 

DANIEL. Vous imaginiez vraiment que c’était par passion pour ma thèse ?

 

LE PROFESSEUR. Avec vous, on ne sait jamais. Vous avez un air si idéaliste.

 

DANIEL. Mais je suis idéaliste ! C’est pour ça que cet état de siège m’est insupportable. Il fait de nous des animaux.

 

LE PROFESSEUR. Si cette guerre a pu vous apprendre que nous étions des animaux, c’est déjà bien.

 

DANIEL. (qui se rassied). Votre bonne humeur m’énerve. (Il hausse le ton.) Et puis, pourquoi ne mettez-vous pas votre manteau ? Vous avez trop chaud ?

 

LE PROFESSEUR. Je suis chez moi. Je ne porte pas de manteau quand je suis chez moi.

 

DANIEL. Alors ça, c’est l’argument le plus inepte que j’aie jamais entendu. (Il se lève et regarde autour de lui.) Où est-il, ce manteau ?

 

LE PROFESSEUR. On ne vous a rien demandé, Daniel.

 

DANIEL. C’est ridicule. Vous êtes bleu de froid ! (Il fait le tour de la pièce.) Où est-il, ce manteau ? (Il le trouve près de la porte d’entrée et s’en empare.) Ah ! Le voici. Vous allez me faire le plaisir de...

LE PROFESSEUR. (se lève d’un bond et file à l’autre bout de la pièce ; il hurle). Je ne le mettrai pas !

 

DANIEL. Quel est ce comportement grotesque ?

 

LE PROFESSEUR. Votre manière de continuer le combat, c’est de donner cours comme avant. Ma manière, c’est de ne pas porter de manteau quand je suis chez moi ! Le jour où je le mettrai, je me sentirai vaincu !

 

DANIEL. Comment un homme aussi intelligent que vous peut-il dire une telle imbécillité ? (Il va vers lui avec le manteau. Le professeur fuit de l’autre côté. Ils se poursuivent autour de la pièce comme des enfants. Daniel tient le manteau comme la muleta de la tauromachie.)

 

LE PROFESSEUR. (qui crie en courant). Je ne suis pas intelligent ! Je n’ai aucun plaisir à lire les auteurs que j’admire ! J’aime lire Blatek parce que c’est bête ! Ça fait vingt-cinq ans que je mens à mes étudiants !

 

DANIEL. (qui crie en le poursuivant). Et en quoi ceci vous empêche-t-il de mettre votre manteau ?

 

LE PROFESSEUR. (qui crie en courant). Et si j’ai envie d’être stupide, hein ?

 

Une jeune fille entre, frêle, sérieuse. Daniel et le professeur arrêtent leur manège. Ils semblent gênés, ils sont figés, comme elle.

 

DANIEL. Marina.

 

MARINA. Qu’est-ce qui se passe, ici ?

 

LE PROFESSEUR. Il se passe que votre cher et tendre ne me laisse pas le droit d’être idiot.

 

MARINA. Si vous ne voulez pas de votre manteau, moi, je le veux bien. (Le professeur prend le manteau des mains de Daniel et le met sur les épaules de Marina. Il est beaucoup trop grand pour elle. Marina s’assied près du poêle, y pose les mains.) Professeur, le poêle s’est éteint.

 

LE PROFESSEUR. Je sais, Marina. Je n’ai plus rien à brûler.

 

MARINA (en regardant la bibliothèque). Et ça ?

 

LE PROFESSEUR. Les étagères ? Elles sont en métal.

 

MARINA. Non, les livres.

 

Silence gêné.

 

DANIEL. Ce n’est pas du combustible, Marina.

 

MARINA (avec un sourire ingénu). Mais si,

 

DANIEL. Ça brûle très bien.   

 

LE PROFESSEUR. Si nous nous mettions à brûler les livres, alors, vraiment, nous aurions perdu la guerre.

 

MARINA. Nous avons perdu la guerre.

 

LE PROFESSEUR. Allons, mon enfant, vous êtes très fatiguée.

 

MARINA (avec un sourire joyeux qui la rend ravissante). Ne faites pas semblant de ne pas le savoir. C’est notre deuxième hiver de guerre. L’hiver dernier, si l’on nous avait dit qu’il y en aurait un autre, vous auriez conclu : « Alors, c’est que nous aurons perdu la guerre. » Pour moi, elle était déjà perdue l’hiver passé. Je l’ai compris au premier jour de froid.

 

LE PROFESSEUR. C’est parce que vous êtes trop frileuse. Normal : combien pesez-vous ? Quatre-vingts livres ?

 

MARINA. Je pèse deux mille livres : les livres que vous brûlerez pour me réchauffer, Professeur.

 

DANIEL. Arrête, Marina.

 

MARINA (très douce). La nature est injuste. Les hommes ont toujours été moins frileux que les femmes. Grâce à la guerre, j’ai compris que c’était ça, la plus grande différence entre les sexes. Ainsi, en ce moment, vous croyez que j’ai perdu l’amour des livres. Moi, je crois que vous n’avez jamais été capables de les aimer vraiment : vous les avez toujours vus comme du matériel pour vos thèses, et donc pour votre avancement.

 

LE PROFESSEUR. J’adore l’air limpide avec lequel cette jeune fille nous injurie.

 

MARINA. Je ne vous injurie pas. Je plaide ma cause : j’essaie de vous faire comprendre que vous ne tenez pas tant que cela à ces livres.

LE PROFESSEUR. Pour que nous les brûlions le cœur léger afin de réchauffer mademoiselle. Vous commettez une grosse erreur de calcul : si vous parvenez à nous démontrer que nous sommes bel et bien des arrivistes sans âme, nous serons amenés non pas à brûler ces livres indispensables à nos basses ambitions, mais à vous brûler, vous. Car vous ne nous êtes d’aucune utilité, Marina.

 

DANIEL (marchant vers le professeur). Professeur !

 

MARINA. Je ne vous ferais pas une flambée très imposante.

 

LE PROFESSEUR. Vous seriez ce que vous êtes pour Daniel : un feu de paille.

 

DANIEL (empoignant le professeur). Arrêtez.

 

MARINA. Je sais. Chaque automne, Daniel séduit une étudiante de dernière année  – de dernière année, pour avoir la garantie de ne pas la revoir l’automne d’après. J’ai observé le manège quatre années de suite, je sais comment ça fonctionne. À certains signes, j’avais pu supposer, les années précédentes, que je serais l’heureuse élue de ma promotion : c’était la seule incertitude. Alors, comme je suis bien consciente de n’en avoir que pour un an, j’en demande un maximum.

 

DANIEL (qui a lâché le professeur et qui est debout près de la chaise de Marina). Tu es horrible.

 

MARINA (qui se lève et se met face à Daniel. Elle lui sourit avec une douceur véritable, pas parodique du tout). Est-ce moi qui suis horrible ? Ou est-ce toi, Daniel ? Ou est-ce la guerre ?

 

DANIEL. Si vraiment tu penses ce que tu as dit, je ne comprends pas comment tu peux m’aimer !

 

MARINA. Moi non plus, je ne comprends pas. (Elle se rapproche de lui, angélique. Il recule imperceptiblement.)

 

DANIEL. Si vraiment tu penses ce que tu as dit, ton attitude est indigne.

 

MARINA (approchant toujours). Mon attitude est indigne, Daniel. (Elle est tout contre lui et se fige. Il hésite un instant, puis la prend dans ses bras avec un soupir d’impuissance.)

 

LE PROFESSEUR. Ah, charmant, charmant ! Du Marivaux en pleine guerre !

 

DANIEL (toujours étreignant Marina, la voix amère). Du Marivaux ? Vous voulez dire du Faterniss !

 

LE PROFESSEUR. Vous avez raison. Comment ce gros bourgeois de Faterniss a-t-il pu comprendre tant de vérités nues et dures sur la misère de l’amour humain ?

 

MARINA (sortant des bras de Daniel. et reculant avec une sorte d’exaspération). Ah non ! Pas de considérations littéraires ! J’ai froid, je veux du feu.

 

LE PROFESSEUR. Voyez-vous, Daniel, c’est ainsi que parlait la femelle préhistorique quand elle rentrait au bercail.

 

MARINA (qui se retourne en direction du professeur). Vous avez beau jeu de me mépriser, Professeur. La guerre ne vous a pas fait assez maigrir. Si vous aviez aussi froid que moi, vous me comprendriez.

 

LE PROFESSEUR. Il faut vous nourrir davantage, mon petit.

 

MARINA. C’est une excellente idée. Que me proposez-vous ? A part un morceau de cadavre gelé, je ne vois pas ce que je pourrais manger.

 

LE PROFESSEUR (qui va vers la bibliothèque). Attendez... (Il prend un livre.) Voici un aliment qui vous nourrira davantage : L’Honneur de l’horreur, de Kleinbettingen. Vous allez me dévorer ça.

 

MARINA. Quel cynisme ! (Elle lui tourne le dos.)

 

LE PROFESSEUR. (qui s’approche d’elle, la retourne et le lui met de force entre les mains). Je vous assure que ça vous fera du bien.

 

MARINA (regardant le livre comme une enfant punie). Je le brûlerai. Je ne le lirai pas.

 

LE PROFESSEUR (tentant de le lui reprendre, mais elle le garde coincé sur son ventre). Marina ! Si c’est pour le brûler, ne prenez pas celui-ci.

MARINA (se retournant vers lui). Ah non ? Vous avez peut-être des ouvrages plus combustibles ?

 

LE PROFESSEUR. J’ai surtout de moins bons livres.

 

MARINA (riant). Je vais enfin savoir quels étaient les bouquins que vous faisiez semblant d’aimer.

 

LE PROFESSEUR (explorant la bibliothèque). C’est précisément ce dont nous parlions avant votre intrusion... Voilà ! Ça, vous pouvez prendre. (Il se hisse et attrape deux volumes.) Le Journal de Sterpenich. (Il les lui tend, elle ne bouge pas.) Eh bien ?

 

MARINA. Ce n’est pas assez.

 

LE PROFESSEUR. Comment ? Je vous en donne deux à la place d’un seul, petite garce.

 

MARINA. Vous déraisonnez, Professeur. Un Kleinbettingen vaut plus que deux Sterpenich.

        

DANIEL. Marina!

 

LE PROFESSEUR. Écoutez-moi cette femelle calculatrice !

 

MARINA. à vous de fixer la valeur de Kleinbettingen, Professeur. La question est d’une réelle envergure littéraire. (Sourire perplexe. Le professeur regarde les rayons.)

 

LE PROFESSEUR. Puisque nous avons commencé par Sterpenich, vous m’embarquerez aussi ses Combats éternels et les trois tomes de sa correspondance avec Belinda Bartoffio. (Il a à présent six gros volumes entre les bras.) Vous feriez mieux de trouver ça suffisant, vous seriez incapable d’en tenir plus entre vos bras fluets.

 

MARINA. Je n’ai pas confiance. Posez-les par terre. (Il le fait, les livres sont en une pile, Marina s’assied dessus.) Voilà votre Kleinbettingen ! (Il le reprend. Marina se lève et attrape les six volumes. Elle éclate d’un rire adorable.) Sterpenich ! Quand je pense que vous m’avez forcée à le lire en première année !

 

LE PROFESSEUR. Ne me dites pas que vous l’avez vraiment lu.

 

MARINA. Mais si, Professeur. Je n’ai jamais été assez intelligente pour faire semblant d’avoir lu un livre. J’ai lu tout Sterpenich.

 

LE PROFESSEUR. (se tournant vers Daniel). Vous vous rendez compte, Daniel. ? Nous avons des étudiants qui lisent les livres que nous leur demandons de lire ! Si j’avais su, j’aurais eu quelques scrupules en dictant les listes de lectures obligatoires ! Ma pauvre petite, je suis désolé. (Il s’est retourné vers elle.)

 

MARINA. Ne soyez pas désolé. Vous n’imaginez pas avec quelle jubilation je le jetterai au feu. Quand je l’ai lu, il y a quatre ans, c’était la paix et c’était le printemps : j’ai gaspillé des jours de printemps et de paix à assimiler ces pages illisibles dont vous nous disiez tant de bien au cours. Jamais autodafé ne sera aussi légitime que celui-ci. Au revoir, Professeur. A ce soir, Daniel. (Elle fuit.)

 

DANIEL. Elle a emporté votre manteau. Je vous le rapporterai demain.

 

LE PROFESSEUR. Laissez-le-lui. Elle en a plus besoin que moi.

 

DANIEL. Elle vous a déjà pris tout Sterpenich, Professeur !

 

LE PROFESSEUR. Ce n’est pas une grande perte. Et puis, elle a raison : si vraiment elle l’a lu en entier, elle a bien droit à une petite vengeance. (Il s’assied sur la chaise où était Marina. Il a toujours le livre de Kleinbettingen en main.)

 

DANIEL. Quand même, j’ai honte pour elle.

 

LE PROFESSEUR. Vous avez tort. C’était vrai, ce qu’elle disait : les femmes souffrent plus du froid que les hommes. J’ai remarqué que quatre-vingts pour cent de mes maîtresses avaient les pieds glacés. Et elles n’étaient pas forcément maigres. Alors, quand je vois votre petite Marina, légère comme un souffle, je pense à ses pieds, aux pieds que vos pieds toucheront cette nuit, et je me dis que la température de ses orteils doit être effroyable.

 

DANIEL. Elle l’est. Mais elle a été d’une impudence !

 

LE PROFESSEUR. En effet. Ça lui allait bien. Elle a ce genre de beauté pathétique qui resplendit dans l’impertinence. Nous avons eu droit à un joli spectacle. Avouez que ça valait bien tout Sterpenich.

 

DANIEL. Je ne vous aurais pas cru aussi indulgent.

LE PROFESSEUR. Je ne suis pas indulgent. Je trouve seulement que vous avez bon goût. Elle est encore plus délicieuse que celle de l’an passé. Comment s’appelait-elle, déjà, celle-là ? Incapable de m’en souvenir.

 

DANIEL. Sonia. Elle a été tuée en juin dans un bombardement.

 

LE PROFESSEUR. Heureux bombardement qui nous a évité la rituelle et pénible rupture du mois d’août.

 

DANIEL. Professeur ! Vous êtes infâme. Je ne suis plus le même depuis la mort de Sonia.

 

LE PROFESSEUR. Qu’essayez-vous de me dire ? Que si Sonia n’était pas morte en juin, vous seriez encore avec elle aujourd’hui, en décembre ? à d’autres.

 

DANIEL. Non. C’est de Marina que je vous parle. Je ne pense pas que je romprai en août.

 

LE PROFESSEUR. Ah ? Vous avez l’intention de rompre plus tôt ?

 

DANIEL. Je crois que je ne la quitterai pas. Je l’aime.

 

LE PROFESSEUR. Vous les aimiez toutes.

 

DANIEL. Oui, mais depuis la mort de Sonia, je ne suis plus le même.

 

LE PROFESSEUR (qui se lève brusquement en haussant les épaules en un geste de dérision). La guerre vous rend mélodramatique, mon petit Daniel ! Vous feriez bien de relire Faterniss, avant que votre dulcinée y ait mis le feu. (Il s‘approche du poêle et le contemple avec une curieuse tendresse.) Je l’imagine, dans sa chambrette d’étudiante, agenouillée devant son poêle de fortune et y brûlant Sterpenich avec son sourire d’ange... (Il sourit.) Je regrette de ne pas voir ça.

 

DANIEL. Vous avez beau jouer les cyniques, vous êtes attendri comme un père quand vous parlez de Marina.

 

LE PROFESSEUR. Attendri comme un père ! Très drôle. Ce que vous ignorez, c’est que si elle n’était pas si jolie, je l’aurais jetée dehors avant même qu’elle ait eu le temps d’ouvrir la bouche ! Alors, cessez de vanter la bonté de mon noble cœur.

 

DANIEL. Pourquoi faut-il toujours que vous disiez des horreurs ? Vous trouvez que la guerre ne nous en procure pas assez ?

 

LE PROFESSEUR. Moi, cette guerre me donne une terrible envie d’être enfin lucide. Et je vous invite à m’imiter, car enfin vous n’êtes pas plus généreux que moi : si Marina n’avait pas été aussi jolie, vous ne l’auriez pas prise sous votre protection.

 

DANIEL. Et alors ? Je l’aime. Cela fait-il de moi un salaud ?

 

Le professeur met ses mains en poche et marche vers lui.

 

LE PROFESSEUR. C’est comme en littérature : tout dépend du choix des mots, de la tournure de votre phrase. Si vous dites : « Je protège Marina parce que je l’aime », les gens penseront que vous êtes un cœur pur. Mais si vous dites cette autre vérité, que vous ne direz jamais, à savoir : « Peu m’importe le sort de Berta, d’Anna, de Stefania, qui sont laides à rire » —je vous laisse le soin de conclure. Or, d’une certaine façon, ces deux phrases sont synonymes.

 

DANIEL. Arrêtez. (Il s’assied avec un air nauséeux et se penche en avant.) Pendant cette dernière demi-heure, il me semble avoir entendu plus d’atrocités que je n’en en ai ouï de ma vie entière.

 

LE PROFESSEUR. C’est ça, la guerre, mon petit Daniel.

 

(À peine a-t-il fini de dire cela que, comme pour lui donner raison, on entend de terribles déflagrations au loin. Daniel se lève d’un bond et colle son oreille à la bibliothèque.)

 

DANIEL. Difficile à préciser. On dirait que ça vient du côté de l’Université, mais ce pourrait aussi bien être aux anciens entrepôts.

 

LE PROFESSEUR. C’est sûrement les entrepôts : les Barbares sont assez bêtes pour croire que nous avons encore de la nourriture.

 

DANIEL. J’espère que vous avez raison !

 

LE PROFESSEUR. Daniel, même si c’est l’Université, Marina n’y était pas encore : ce n’est pas une   marathonienne !   Allons,   calmez-vous, venez vous asseoir. (Daniel. va s’asseoir, tendu comme un automate : Le professeur s’assied sur la chaise où était Marina.) Mine de rien, c’était une sacrée question que me posait votre chère et tendre. La formulation habituelle en est : « Quel livre emmèneriez-vous sur une île déserte ? » Interrogation que j’ai toujours trouvée un peu stupide, car absurde : si le métier de professeur d’université devait offrir, en prime, un voyage sur une île déserte, ça se saurait. Mais, posée à l’envers, la question devient essentielle : quels livres auriez-vous le moins de scrupules à détruire ? Sans la guerre, je n’aurais jamais envisagé cette hypothèse. Et s’il n’y avait pas eu Sterpenich, je me demande quel auteur j’aurais choisi en premier lieu.

 

DANIEL. Avec votre bibliothèque comme stock de base ?

 

LE PROFESSEUR. Oui : elle constitue un peu la bibliothèque de l’Honnête Homme, en plus révolutionnaire, peut-être. Que choisiriez-vous, vous ?

 

Daniel se lève et circule en regardant les rayons.

 

DANIEL. Difficile. Tenez, prenons Le Mal mobile : j’ai toujours pensé que c’était le plus mauvais livre de Fostoli. Mais il est indispensable à la compréhension du reste de son œuvre. (Il prend le livre et l’ouvre.) Et puis voilà, je commence la première page et déjà je ne le trouve plus si mauvais que ça. C’est peut-être à l’idée que je dois le détruire.

 

LE PROFESSEUR. Vous êtes un incorrigible sentimental. C’est comme lors de vos ruptures du mois d’août. Chaque année, à la fin de juillet, vous vous mettez à trouver mille charmes à celle qui vous lassait un mois auparavant. Mais c’est la perspective de la quitter qui vous illusionne, rien d’autre. Allons, pas de sensiblerie, je retiens votre première suggestion : Le Mal mobile de Fostoli. Ce n’est pas un mauvais choix.

 

DANIEL. J’ai l’impression de passer un examen.

 

LE PROFESSEUR. Un examen très spécial ! Un examen d’autodafé ! Je suis votre professeur d’autodafé, mon cher Daniel, j’occupe une chaire d’autodafé à l’université de...

 

Marina entre en courant, les livres serrés contre son ventre.

 

MARINA. Daniel ! Il n’y a plus de cité universitaire ! (Elle est debout, figée près de la porte. Les deux hommes se sont levés.)

 

DANIEL. Tu y étais déjà ?

 

MARINA. J’allais arriver. Je n’ai plus de logement.

 

LE PROFESSEUR. Eh bien ! Vous habiterez ici, avec Daniel et moi. Ça vous facilitera la vie.

 

MARINA, (regardant Daniel avec appréhension). Vraiment ?

 

LE PROFESSEUR. Mais oui. C’est ce qu’on appelle du regroupement familial  – l’une des mesures sociales préférées du gouvernement d’avant-guerre.

 

MARINA. Tu veux bien, Daniel ?

 

LE PROFESSEUR. Qu’est-ce que c’est que cette nouveauté ? Est-ce qu’on pose ce genre de question à un homme ? Et puis, ce n’est pas à lui qu’il faut le demander, c’est à moi : je suis chez moi, ici, guerre ou pas guerre. D’ailleurs, ce n’est pas en tant qu’amoureuse de Daniel mais en tant que victime de guerre que je vous reçois dans mon appartement.

 

MARINA, (avec une petite voix). Si ça te dérange, Daniel, j’irai ailleurs.

 

LE PROFESSEUR. (les yeux au ciel). Est-il possible d’être aussi maladroite !

 

DANIEL. Pas du tout, Marina : je suis ravi que tu viennes vivre avec moi.

 

LE PROFESSEUR. Grand dadais ! Si au moins vous preniez avantage de la situation !

 

MARINA, (avec un regard effronté). Parce que vous, vous avez l’intention d’en prendre avantage ?

 

LE PROFESSEUR. C’est sidérant. Autant elle est bête quand elle parle à son amoureux, autant elle est futée quand elle me parle.

 

DANIEL. (qui rit et prend Marina dans ses bras). Tirez-en les conclusions qui s’imposent, Professeur.

 

LE PROFESSEUR. Oui. Vous dormirez dans le même lit que Daniel, mon enfant, et c’est un lit à une place.

 

MARINA. Tant mieux ! Il y fera d’autant plus chaud.

 

LE PROFESSEUR. Vous avez entendu, Daniel : ce n’est pas vous qu’elle aime, c’est votre température.

 

MARINA (qui quitte les bras de Daniel et va vers le professeur). Professeur, nous n’allons pas nous faire la guerre, n’est-ce pas ? Il y a assez de guerre comme ça à l’extérieur.

 

LE PROFESSEUR. (la regardant avec un sourire moqueur). J’accepte la paix à une seule condition : c’est que vous me rendiez Sterpenich.

 

MARINA (après une hésitation, lui tend les volumes). Bon.

 

Le professeur les prend et va vers le poêle.

 

LE PROFESSEUR. Car je ne laisserai à personne d’autre qu’à moi le privilège de foutre le feu à cet emmerdeur ! (Il ouvre le poêle.)